samedi 14 mai 2011

La Superbe

Cette fois, les mots seront nettement insuffisants. Les photos aussi. Il aurait fallu faire un film, mais je n’ai ni l’équipement, ni le talent, ni les compétences nécessaires. Et encore; je ne suis pas certain que le résultat eut été à la hauteur. De quoi vous vous demandez? Bon, je me lance…

Le 7 mars dernier, mon fils Alexis me rejoint à Katmandou. Nous quittons le surlendemain pour Pokhara d'où nous réglons les derniers détails de sorte à être fins prêts. Le 12 mars, ça y est, nous prenons le bus pour Besisahar, point de départ du légendaire « Tour des Annapurnas ».

Le sentier, connu par les amateurs de randonnée pédestre depuis plus de 40 ans, fait une boucle presque complète autour du massif des Annapurnas en suivant deux chemins jadis utilisés par les caravaniers pour effectuer le commerce entre l’Inde et le Tibet. En général, les randonneurs montent la vallée de la rivière Marysangdi, puis traversent le Thorung La, un col de 5416 mètres, pour rejoindre, et par la suite redescendre, la vallée de la rivière Kali Gandaki. Autrefois, il fallait mettre une vingtaine de jours pour compléter le circuit. Depuis quelques années cependant, une route gruge inexorablement le trajet. Aussi, pour la majorité des gens, la randonnée se termine maintenant après une dizaine de jours à Muktinath, le premier village après le col. Le retour par la vallée de la Kali Gandaki se fait donc généralement en bus plutôt qu’à pied.

Depuis mon retour de la randonnée dans la vallée du Langtang quelques semaines plus tôt, je me meurs de repartir en trekking. Cette fois cependant nous serons deux, et je me dis que le séjour sera différent. La barre est haute; Lantang avait été magnifique. J’étais loin de me douter que je vivrais une expérience encore plus marquante. Je passerai les quatre prochaines semaines à marcher, à réfléchir, à discuter, à vivre un magnifique périple physique, émotif et spirituel, au milieu d’un paysage grandiose. Une randonnée extraordinaire ou mon corps et mon esprit ont ressenti des marées de pure joie et sur ce fond, un moment de partage père-fils privilégié tel que j’ai l’impression d’être parti avec un fils et d’être revenu avec un ami.

Pourtant, ça commence sans grand éclat. Les deux ou trois premiers jours, je peine à trouver mon rythme. Mon sac à dos me semble lourd, j’ai mal au dos et aux genoux, et mon niveau d’énergie est faible. Nous marchons parfois sur la route, ce qui n’est pas très inspirant, et plus encore, le bruit fréquent des pelles mécaniques et des marteaux-pilons m’agresse. Je vois bien que le circuit n’est plus ce qu’il était. Le développement, panacée pour les uns, est une triste nouvelle pour les autres.

Au fil des jours cependant, le paysage sonore et visuel change dramatiquement. Je commence du même coup à trouver mon rythme. À partir du quatrième jour, alors qu’on approche des 3000 mètres d’altitude, nous quittons pour de bon la route et l’énergie est toute autre. Nous marchons plus ou moins à la même cadence que ce qui est suggéré par le guide de voyage, mais moins d’heures par jour. Quand nous ne marchons pas, nous discutons. Nous partageons tous deux une même curiosité intellectuelle de sorte que tout est sujet à discussion. Les échanges sont francs et surtout très stimulants. Et, quand nous trouvons que nous avons assez parlé, nous laissons errer notre regard et nous restons simplement assis, bouche bée, à contempler le paysage.

Lors d’une journée de repos dans le superbe village d’Upper Pisang, une collection de vieux bâtiments en pierre perchés à flanc de montagne, je suis assis à contempler l’imposant sommet d’Annapurna II qui se dresse devant moi, culminant à presque 5000 mètres plus haut. La vue est magique, et d’immenses sommets enneigés dominent le paysage. L’air est plus frais ici et l’oxygène se fait plus rare. L’énergie des hautes montagnes m’enveloppe et me berce, et je me sens en paix. Graduellement, je réalise que mon regard se détourne des hauts sommets pour se porter de plus en plus vers la vallée en amont et le sentier qui nous mènera vers le col. Je sens l’appel du Thorong La à quatre jours de marche d’où nous sommes. Nous nous devons de le traverser, sans quoi nous devrons revenir sur nos pas. Si c’est le cas, nous ne serons pas les premiers et je suis prêt à l’accepter. Le mal d’altitude peut frapper n’importe qui, n’importe quand. Il y a certaines règles à respecter, dont la vitesse d’ascension et les paliers d’acclimatation, mais rien n’est garanti. Je reste assis à baigner dans les derniers rayons de soleil de la journée. Un mélange jouissif d’ivresse et d’appréhension m’envahit et je me sens attiré comme par un aimant.

À partir de ce moment, l’expérience s’intensifie. Je vivrai la prochaine semaine comme une douce séduction, en proie à la fois à une grande excitation et à une toute aussi grande nervosité. J’ai une folle envie de me précipiter vers le col, mais je suis tellement bien que j’ai envie de faire durer le plaisir. Nous faisons quelques excursions à l’écart du sentier principal, et les paysages, jusqu’alors simplement merveilleux, deviennent époustouflants. La journée à Ice Lake, à 4600 mètres, puis les trois jours pour se rendre et revenir de Tilicho Lake, à tout près de 5000 mètres nous permettent de découvrir de spectaculaires paysages de haute montagne. Je me sens dans un état de grâce.




Après une journée de repos à Manang, nous reprenons la route vers le col avec un sentiment d’euphorie. L’effort devient plus exigeant, le froid plus intense, et je savoure chaque moment. Nous ralentissons notre rythme non pas parce que c’est difficile, mais pour respecter les paliers d’acclimatation, et surtout parce que nous ne voulons pas que la danse se termine. Les deux derniers jours avant le jour fatidique, nous ne marchons que deux heures par jour. Le reste de la journée nous attendons. L’attente est sublime.

Et pendant tout ce temps, nous échangeons à propos de sujets aussi légers que le sens de la vie, le pouvoir de la perception et les défis auxquels nous nous mesurons afin de tenter de vivre heureux. Nos échanges sont riches et touchants, empreints de respect, d’ouverture et de vulnérabilité. Et plus nous approchons du col, plus ce que nous vivons chaque jour et le fruit de nos discussions se fondent en un seul et même récit et nous mène à la réflexion suivante :

Tout change. Inexorablement. Pourtant, dans notre quête du bonheur, nous tentons de stabiliser et de contrôler le plus de choses possible dans notre vie. Mais nous n’y arrivons que rarement, et jamais pour longtemps.
La seule chose que nous pouvons contrôler cependant, c’est comment nous regardons le monde. À quoi nous attachons de l’importance. Quels qualificatifs nous attribuons aux événements et aux gens.

Ces choix sont fondamentaux. Et tant qu’à choisir, autant choisir d’accepter ce qui est , de comprendre que ce qui est changera, et de croire, vraiment croire, que les changements qui ont, et qui auront cours, sont les meilleurs qui puissent être.

L’énergie des montagnes nous inspirant, c’est dans cet esprit que nous vivrons le reste de la randonnée. Nous choisissons d’accepter et d’aimer. Chaque jour, nous optons d’apprécier la vue, le ciel bleu, les nuages, le lit dur, les oreillers confortables ou pas, le vent, la chaleur, la nourriture sans fioriture qu’on nous sert, le froid, le peu de gens sur le sentier, la neige ou l’absence de neige... Tout est merveilleux.

Vous me direz que c’est nettement plus facile de faire ce choix dans le contexte d’une randonnée au Népal en plein cœur d’une année sabbatique que dans la vraie vie. Je vous l’accorde.
Je ne sais pas à quel point je réussirai à intégrer ce point de vue quand je serai de retour. Je sais que ce sera un défi. Je sais cependant que j’ai touché à quelque chose qui m’a fait énormément de bien et que ça vaut tous les efforts d’essayer de le maintenir. Pour que la vie soit merveilleuse, il faut croire, à chaque moment, que la vie est merveilleuse…

Chaque jour nous rapproche du col, et l’un de l’autre. Mes sens sont surexcités et en même temps un calme profond s’empare de mon être. La veille de la traversée, nous nous trouvons à Thorong Phedi à 4 540 mètres avec une cinquantaine d’autres trekkers et il règne dans l’auberge une fébrilité palpable. Chacun se sent unit aux autres de par le défi qui nous attend le lendemain, et en même temps, chacun se sent seul.


Le matin du 30 mars, nous nous réveillons tôt et un coup d’œil rapide par la fenêtre nous confirme la bonne nouvelle. Le ciel est d’un bleu resplendissant; on y va! La première heure est ardue. Le sentier est abrupt et nous avons le souffle court. Nous marchons avec Mike, un Américain, et Tanguy et Sylvie, un couple français. C’est agréable d’avoir de la compagnie, mais il faut prendre garde de ne pas être influencé par la cadence des autres et maintenir son propre rythme. Nous faisons un arrêt au «High camp», une auberge à 4800 mètres, le dernier point de ravitaillement avant le col. Nous y croiserons un couple d’Allemands, Hans et Ulrike, qui y logent depuis quatre jours. Depuis leur arrivée, Ulrike a des ennuis gastriques et ils ont choisi de patienter sur place plutôt que de redescendre. Ce matin, elle est vraiment mal en point et ils décident de faire appel à un hélicoptère pour la transporter à l’hôpital de Pokhara. Du même coup, Mike est pris d’une soudaine diarrhée et Sylvie régurgite son petit déjeuner.

Nous nous reposons quelques minutes. Je sens tout d’un coup le sérieux de notre aventure, et je prends le temps de me palper, mais pas trop. Je me sens bien, et j’ai hâte de recommencer à marcher. Ne pouvant les aider davantage, nous souhaitons bonne chance aux deux allemands, et notre petit groupe reprend le sentier. Que de destins différents se croisent quand on est en voyage. Je ne peux pas m’empêcher de penser que ça aurait pu être moi. Mais ce ne l’est pas, et l’effort me ramène à mon corps et au moment présent. Plus on monte, plus l’effet de l’altitude se fait sentir et plus chaque pas demande un effort. Alexis semble en pleine forme, il sera la locomotive du groupe jusqu’au col. Pour ma part, je maintiens le rythme et je me sens en parfaite harmonie avec mon corps. L’effort est soutenu mais la forme y est. À chaque pause, je me remémore les mots que le vent, messager venant de plus haut dans la vallée, m’a soufflés il y a quelques jours à Upper Pisang :

Marche vers moi comme tu marches vers toi-même. Respectueusement, tendrement, mais avec une détermination inébranlable.

Je repars, le pas léger et le sourire aux lèvres. Nous mettrons quatre heures à rejoindre le col. Quatre heures de souffrance. Quatre heures d’extase. Quatre heures parfaites. Au moment de réaliser qu’il ne reste plus que quelques mètres à faire, une vague d’émotion déferle sur mon corps tout entier et des larmes de joie coulent le long de mes joues. Je serre mon fils dans mes bras, je m’abandonne à la sensation, et je sais que ce moment de vie sera à tout jamais inscrit dans tous les pores de ma peau.

Il y a, tenez vous bien, un « tea shop » au haut du col! Nous partageons donc le thé et l’immense satisfaction que nous ressentons, avec les autres randonneurs qui s’y trouvent. La descente de 1800 mètres se fera en quatre heures et sera tout aussi éprouvante que la montée, mes genoux peuvent en témoigner. Je suis content d’arriver à l’auberge, mais suis habité par un curieux mélange de satisfaction et de tristesse. Satisfait d’avoir vécu pleinement cette dernière semaine, et triste de savoir que cette portion du voyage, cette tranche de vie, est déjà terminée.



Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux.
Épictète

Le temps passe et un jour on est vieux et puis seul, et rien ne reste plus, que la fierté d’avoir aimé correctement…
Jean Leloup